LA FONTANA DE ORO ET EUGENIE GRANDET
Joseph Jelelaty
Les points de comparaison sont innombrables entre l'oeuvre de Balzac et
celle de Galdós. L'on peut centrer une étude comparative sur la préparation
re?ue par chacun des deux romanciers, ou sur les influences communes subies,
ou bien sur le réalisme des deux écrivains et la maniere particuliére á chacun
de dépasser ce réalisme. On peut aussi prendre pour point de départ d'un travail
comparatif la technique adoptée par chacun d'eux, dans l'elaboration d'un
román ou d'un caractére principal, celui de l'avare par exemple: Grandet et
Torquemada, ou celui du jeune homme sans scrupules: Henry de Marsay et
Juan Santa Cruz... L'on peut également parler des classes sociales dans les deux
mondes balzacien et galdossien, ou bien d'un procede inventé et systématisé
par Balzac et adopté en partie par Galdós: á savoir le procede du retour des
personnages. Le choix des sujets pourrait, lui aussi, fournir une base de com
paraison. On peut enfin rapprocher leurs vaines tentatives pour conquerir la
célébrité, leur travail obscur et acharné pendant des années, pour atteindre la
popularité et surtout la fortune; leur apprentissage littéraire par leur collaboration
a des journaux, leurs déboires politiques etc..
Nous parlerons ce soir, de la découverte de la pensée balzacienne par le
jeune Galdós et de l'influence immédiate et directe d'Eugénie Grandet sur La
Fontana de Oro, premier román de ce dernier.
Celui qui lit attentivement, la Comedie Humaine et l'oeuvre romanesque
de Galdós est frappé par des coincidences étranges, des ressemblances de détail,
une certaine analogie de procedes, au point de se demander s'il ne lui est pas
permis de conclure á des rapports de maitre á eleve entre Balzac et Galdós;
entre Balzac et le jeune Galdós des premiers romans surtout. Cette influencc
diminue normalement á mesure que le génie galdossien s'affirme.
Galdós lui-méme d'ailleurs, semble nous orienter vers cette croyance en
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décrivant avec beaucoup d'enthousiasme dans ses mémoires, et l'on sait qu'il
écrivit ses mémoires vers la fin de sa vie, l'ardeur avec laquelle, lors de sa
premiére visite á París, il parcourait les quais de la Seine á la recherche des
oeuvres de Balzac.
Remontons ensemble le cours des années et retrouvons-nous á París en
Mai 1867... Nous rencontrons un jeune homme de 24 ans, devoré par une
ardeur fébrile, parcourant en totount sens les rúes de la Ville Lumiére. Aussi
curieux que le jeune Rastignac de découvrir ce París immense, ce París plein
de grandeur et de bassesse, d'honnétes gens et de fripons, de savants et d'ignorants,
de probes et d'intrigants.
Débarqué á Paris, Rastignac ne comprit ríen á la vie de la géante cité. II se
chercha de toute urgence un maitre et un guide, ce furent tantót le terrible
Vantrin, tontót l'astuciense Delphine de Nucingen, tantót enfin, une lointaine
cousine, la Comtesse de Beauséant.
Plus ambitieux que Restignac, Benito Pérez Galdós visait á un meilleur
mentor; il rechercha le créateur méme de Vautrin de Delphine et de la Comtesse
de Beauséant, il rechercha Balzac lui-méme.
II m'est difficile, en effet, d'accorder qu'un pur hasard ait mis Engente
Grandet entre les mains de Galdós. Je me sens plutót porté á croire que c'est
Galdós, qui avait déjá entendu parler du grand romancier franjáis, et désireux
de juger par lui-méme cet auteur qui faisait tant parler de lui, plus encoré en
dehors de sa patrie qu'en France méme, se mit a la recherche d'une oeuvre de
Balzac, et la premiére qu'il acheta fut Eugénie Grandet.
Je n'irai pas jusqu'á affirmer que le désir de se mettre en contact avec l'oeuvre
de Balzac ait poussé Galdós á entreprendre son voyage; mais je ne peux admattre,
non plus, que Galdós, qui aimait tant la lecture, et qui avait effectivement
beaucoup lu durant sa jeunesse, n'eüt pas entendu parler de Balzac avant
de quitter l'Espagne.
Bien plus, si nous accordons une valeur autobiographique á ce qu'il a écrit
á propos d'Alejandro Miquis, et d'aucuns la lui accordent, nous pouvons affirmer
que le jeune Galdós s'était familiarisé, des l'áge de dix ans, avec les écrivains
célebres espagnols et étrangers: «Desde la infancia, écrit-il, d'Alejandro Miquis,
se había distinguido por su precocidad. Era un niño de esos que son la admi
ración del pueblo en que nacieron, del cura, del médico y del boticario. A los
cuatro años sabía leer, a los seis hacía prosa, a los siete versos, a los diez en
tendía a Calderón, Balzac, Víctor Hugo, Schiller y conocía los nombres de infi
nitas celebridades» 1.
Par ailleurs, nombreuses étaient les traductions espagnoles de Balzac dans
la premiére moitié du XIX siécle. Si nous nous référons á Particle de José
P. Montesinos intitulé: «Notas sueltas sobre la fortuna de Balzac en España»,
nous constatons qu'un grand nombre de romans balzaciens avaient été traduits
et publiés en Espagne avant l'été 1867, date du premier voyage de Galdós
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á París. Pour ce qui nous concerne, nous signalons que le román Engente
Grandet, avait été traduit et publié en 1840, á Barcelone.
Quoi qu'il en soit, qu'il nous suffise de savoir que la lecture d'Eugénie
Grandet, fut une révélation pour Galdós, qui se mit alors en quéte de toute
l'oeuvre de Balzac et poursuivit cette tache l'année suivante au cour de son
second voyage á París. Lá-dessus ne plañe aucun doute puisque Galdós luiméme
nous le dit tout simplement dans ses mémoires: «El primer libro que
compré fue un tomito de las obras de Balzac... Con la lectura de aquel librito
Eugénie Grandet, me desayuné del gran novelador francés, y en aquel viaje a
París y en los sucesivos completé la colección de ochenta y tantos tomos que
aún conservo con religiosa veneración.» Et il ajoute un peu plus loin: «Estaba
escrito que yo completase, rondando las quais, mi colección de Balzac... y que
me la echase al coleto, obra tras obra, hasta llegar al completo dominio de la
inmensa labor que Balzac encerró dentro del título de la Camedia humana» 2.
Trois termes de cette citation sont á relever. II ne dit pas le premier livre
qui m'est tombé sous la main, mais le premier livre que j'ai acheté. Le choix
du terme est significatif. II a certainement vu chez les bouquinistes des milliers
de livres, mais celui qu'il a acheté entre tous, et en premier lieu, était
le román de Balzac. L'achat d'un livre, nous dira-t-on, peut-étre fortuit!
C'est vrai, mais l'achat d'une serie de 87 livres ne peut pas l'étre.
La seconde expression nous montre le respect avec lequel Galdós conservait
l'oeuvre du maitre: «con religiosa veneración».
Quant á la derniére, elle se rapport á la maniere avec laquelle Galdós lut
l'oeuvre de Balzac: «hasta llegar al completo dominio...» Je n'insiste pas
davantage, les phrases de Galdós sont tellement éloquentes par elles-mémes.
On nous pardonnera notre insistance sur le fait de la rencontre des deux
grands esprits, sur la découverte de Balzac, de sa pensée et de son monde par
le jeune Galdós, qui n'avait encoré rien écrit, a l'exception de quelques articles
de journaux, mais qui était sollicité déjá par le démon de la plume. Ne
serait-ce pas cette rencontre qui aurait. determiné la vocation romanesque de
Galdós? Ce dernier qui avait debuté par des articles de journaux et pas des
essais dramatiques, renonce soudain au journalisme et au théátre, aprés la lec
ture d'Eugénie Grandet, et se consacre durant las meilleures années de sa
vie, a la composition des romans.
Cette premiére influence, est de toutes, la plus directe et la plus décisive,
qu'exerca l'esprit de Balzac sur celui du jeune Galdós. En effet, est-il dans la vie
d'un homme, moment plus critique que celui oü il doit donner une orientation á
toute sa vie? Est-il choix plus délicat que celui de la vocation? Certes non.
Chacun de nous s'est trouvé, a ses vingt ans, au beau milieu de cette croisée
des chemins, perplexe et désemparé, attendant la main charitable que l'aide
á sortir du doute. Par conséquent, toute influence relative á cet instant détisif,
oü l'avenir est en jeu, est d'une importance capitale et revét méme un caractére
sacre.
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L'achat d'Eugénie Grandet fut une véritable illumination pour Galdós, et
sa lecture une lumiére, projetéc sur le chemin a prendre parmi les sentiers
divers de la vie. Son passage sur les quais de la seine par ce beau matin
d'été 1867, fut son Chemin de Damas: illumination soudaine suivie d'une
orientation nouvelle et d'un dynamisme nouveau.
Je n'exagére pas Pimportance de cette rencontre. Je lis seulement entre
les lignes la véritable pensée de Galdós et je complete ce qu'il a écrit par ce
qu'il a pensé et senti.
Quant á Pinfluence á'Eugénie Grandet sur de La Fontana de Oro, elle
nous apparaitra clairement á la simple lecture des deux romans. Nous sentons,
á toutes les pages presque, la présence occulte du maítre et l'effort de l'éléve
á éviter la servilité dans son imitation. Nous passerons en revue les sujets des
deux romans, certains personnages qui s'y meuvent, les situations oú ils se
trouvent, pour prouver cette présence et ce désir d'imitation dont nous parlions
tantót. Et nous décelons en fin de compte, certaines défaillances dans
la composition de La Fontana, compréhensibles et pardonnables chez un
débutant.
Le théme principal de La Fontana de Oro nva ríen de commun avec celui
á'Eugénie Grandet. L'un traite de la passion politique, l'autre de la passion
d'argent. On dirait que le jeune Galdós n'ose pas, tout au debut de sa carriére,
s'attaquer á une passion aussi compliquée que l'avarice. II aura le
temps de grandir, de mürir ses idees, d'enrichir ses expériences de l'áme humainc
et d'écríre alors avec maitríse totale sa tétralogie de Torquemada. Dans
son premier román, il limite son ambition á décrire une passion plus accessible
aux jeunes gens de son age, á savoir la passion politique.
Ces thémes principaux ne nous intéressent pas, parce que précisément ils
n'ont ríen de commun. II n'en n'est pas de méme du román raconté par
Balzac en marge du théme principal traite. C'est ce román d'amour que Galdós
imite de prés tout en lui donnant un dénouement different de celui que Balzac
donne au sien, mais qui sort brusquement le caractére décrit de sa trajectoire
nórmale.
En effet, á l'ombre du Pére Grandet et sous la pression enorme de
sa passion, s'étiolent Mme Grandet et sa filie Eugénie; de méme qu'á l'ombre
de Don Elias Orejón et sous la pression de sa passion, palissent sa protégée
Clara et son neveu Lázaro.
Le premier point de ressemblance entre Eugénie et Clara, c'est la douceur
de leur tempérament et leur totale obéissance a celui qui présidait á leur
destin. Hatons-nous d'ajouter qu'elles resteront obéissantes tant qu'elles n'auront
pas connu l'amour.
Eugénie et Clara étaient contraintes de vivre dans une solitude absolue
la premiére en compagine de sa mere et de la brave Nanon, la seconde avec
Pascuala: «Depuis quinze ans, nous dit Balzac, toutes les journées de la mere
et de la filie s'étaient paisiblement écoulées á cette place»3 et Galdós appelle
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la vie que menait Clara dans la maison de Don Elias: «este encierro per
petuo»4. Toutes les deux, Eugénie et Clara, ne sortent de leur maison que
le dimanche pour aller á la messe, et toutes les deux enfin sont convaincues
de cette vie solitaire. A la question suivante, que lui faisait un militaire qui
avait ramené chez lui Don Elias blessé par des truands: «¿ahora no sale
usted nunca de aquí? Clara répond ingénuement: —Nunca— dijo Clara como
si aquella soledad en que vivía fuera la cosa más natural del mundo»5.
A la suite de leur reclusión quasi perpétuelle, Mme. Grandet et sa filie
étaient arrivées á croire «qu'aller au théátre, voir des comédiens était un
peché mortel»6 et Clara, bien que jeune n'aime plus sortir et ne veut plus se
divertir: «Yo... ¿para que salgo? me pongo triste cuando salgo» et elle ajoute:
«Pero no quiero divertirme» 7.
Grandet est le maitre absolu de sa maison et des personnes qui y vivent,
sa seule volonté dispose de tout et de tous «il avait réduit sa femme, nous
dit Balzac, a un ilotisme complet» 8. Plus tenace que lui, Don Elias avait réussi
a démolir la personnalité de Clara et a lui inculquer ses idees á tel point que
celle-ci raisonnait á sa maniere, dans les cas rares oü elle avait á donner une
réponse personnelle: «El dice, répondit-elle au militaire, que debo estar siem
pre en la casa.» «El dice que no debo conocer a nadie» 9.
Puis dans La Fontana de Oro, comme dans Eugénie Grandet, l'un des deux
jeunes gens, appelés á s'aimer, vient de la capitale et réveille l'amour dans le
coeur de son partenaire, dans le cadre champétre d'un jardin de village. Charles
Grandet arrive soudain a Saumur, oü vivait Eugénie, et l'amour trouble pour
la premiére fois le coeur de celle-ci et couvre de rougeur ses joues pales; et
Clara arrive dans le village d'Ateca oü vivait Lázaro, et le trouble s'empare
de l'áme de ce dernier, et une vie nouvelle commence pour lui. «El pobre
Lázaro estaba tan turbado que se le figuraba que aquella persona era una
aparición»10. L'amour dirait-on, transforme les amoureux ou transforme les
objets les plus habituéis qui les entourent: «Eugénie, nous dit Balzac, trouva
des charmes nouveaux dans l'aspect de ees choses auparavant si ordinaires pour
elle» " et Lázaro éprouvant l'amour pour la premiére fois était si trouble
qu'il ne savait plus que diré.
Le lendemain de l'arrivée de Charles, Eugénie se leva plus tót que d'habitude,
fit tres minutieusement sa toilette «oceupation, note l'auteur, qui désormais
allait avoir un sens, et s'étonna de ne compter que sept heures» n quand
elle entendit sonner l'horloge de la paroisse. A cette joie douce de Pamante
qui se prepare á rencontrer son amant, succéde une tristesse vague: «je ne
suis pas assez belle pour lui» 13 se disait-elle amérement, et Balzac ajoute: «telle
était la pensée d'Eugénie, pensée humbre et fertile en souffrances» 14.
Lázaro de son cóté ressentit la méme joie mélée de la méme tristesse au
lendemain de l'arrivée de Clara: «Al día siguiente, despertó con una alegría
exaltada, a lo que sucedía bruscamente una tristeza sin igual» 15.
Puis l'imitation se fait plus suivie. Tous les jours Lázaro et Clara se
rencontraient dans un jardín oü cette derniére venait broder avec son amie
Ana: «Ni un solo día en todo el tiempo que pasó Clara en Ateca dejaron
de ir a la huerta las dos muchachas, y ni un solo día dejó Lázaro de encon
trarlas allí por casualidad»16. Et ils restaient la, ajoute Pauteur, absorbes
par leurs confidences jusqu'au coucher du soleil. Tantót leur conversation
s'animait, tantót leurs voix se taisaient pour laisser parler leurs coeurs. Rappelons-
nous qu'avant eux, Charles et Eugénie, se recontraient tous les jours
dans le jardinet de la maison, au bord du puits, «assis sur un banc moussu
jusqu'á l'heure oü le soleil se couchait, occupés a se diré de grands riens ou
recueillis dans le calme qui régnait entre le rempart et la maison» 17. Les attitudes
sont les mémes et les conversations aussi. Ces «grands riens» des
amoureux Galdós nous les explicite: «El bueno del estudiante y Clara char
laban muy quedito y muy juntos el uno del otro. La cara angustiosa a veces,
a veces pálida, ya animada, ya triste del joven, anunciaba que el tema del
coloquio era muy interesante. "¿Qué decían?".» Et il répond: «¿Hablaban
del pasado, del presente, del porvenir? ¿Trazaban un plan, planteaban un
proyecto? Es probable que nada de esto fuera objeto de aquellos íntimos de
bates» 18. Soit dit en passant: la concisión de Balzac est de beaucoup plus
éloquente que les éclaircissements détaillés de Galdós.
Puis l'appréhension du jour fatal de la séparation pese également lourd
sur les deux couples d'amoureux. Balzac se demande si: «les chagrins d'une
prochaine absence n'attristaient-ils pas déjá les heures les plus joyeuses de ces
fuyardes journées» 19 et Galdós remarque a son tour en parlant de Clara: «si
alguna vez la entristecía algún pensamiento, era el pensamiento de volver a
la calle de Válgame Dios» 20. Dans Paítente de cette séparation, les journées
s'écoulent vite pour des amoureux. Balzac constate avec Charles et Eugénie
que «depuis le baiser pris dans le couloir, les heures s'enfuyaient avec une
effrayante rapidité» 21 et Galdós observe avec Lázaro et Clara que: Veinte y trein
ta días se pasan muy pronto cuando hay citas cotidianas en una huerta» n.
Dans les deux romans enfin, Pun des deux amants est forcé de se séparer
de l'autre et les derniers jours sont un long déchirement de leurs coeurs. Dans
les deux cas aussi, celui des deux amants qui était venu de la capitale et qui
avait réveillé Pamour dans Páme de son partenaire, s'éloigne laissant l'autre
en proie á des tourments infinis; dans les deux cas enfin, Pamant s'éloigne
dans une diligence et le second reste á la regarder aussi longtemps que possible,
ou se met á courir aprés elle autant que ses forces le lui permettent.
Quant au dénouement de ce drame d'amour, il se fait de facón différente
chez les deux romanciers, mais plus logiquement chez Balzac que chez Galdós.
En effet, Charles, en véritable Grandet qu'il était, se laisse dominer par
ses intéréts pécuniaires plutót que par son amour et il épouse une filie noble
et laide pour le titre de comte qu'elle lui apporte en dot; et il le dit cyniquement
á sa cousine, á laquelle il avait juré un amour éternel, dans la seule lettre
qu'il lui a écrite aprés sept ans d'absence: «Aujour'hui, lui écrit-il, je posséde
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quatre-vingt mille livres de rente. Cette fortune me permet de m'unir á la
famille d'Aubiron, dont Phéritiére ... m'apporte en mariage son nom, un
titre, la place de gentilhomme honoraire de la chambre de sa Majesté, et une
position des plus brillantes» 23.
Ce cynisme est ignoble, il est méme atroce, mais il convient au caractére
d'un Grandet.
Quant á Lázaro, il était plus séduit par la politique que ne l'était Charles
par l'argent. Pour nous en convaincre, nous n'avons qu'á suivre ses pas lors
de son arrivée a Madrid pour la premiére fois depuis qu'il avait fait la connaissance
de Clara.
Débarqué dans la capitale aprés avoir annoncé son arrivée, alors que sa
bien-aimée l'attendait anxieusement, alors que lui-méme brúlait du désir de
revoir celle qu'il aime et de revivre les jours heureux d'Ateca, il a le malheur
de rencontrer d'anciens compagnons de classe, aussi aveuglés par la politique
que lui. Ceux-ci Pentrainent, sans grande résistance de sa part, vers La Fon
tana de Oro, oü les réunions politiques se tenaient chaqué soir. II ne se
contente pas d'assister comme les autres a la reunión, il y prend la parole et
harangue si bien les foules qu'il est appréhendé par les policiers et écroué
dans Tune des prisons de la ville.
Liberé par son propre rival, le militaire Claudio Bozmediano, il erre dans
les rúes de Madrid sans trop savoir oü aller. II renonce á l'hospitalité que
son oncle Don Elias lui offrait, bien que Clara vivait avec ce dernier, parce
qu'il avait découvert, pendant son emprisonnement que son oncle était un
royaliste fanatique. II songe un moment a reprendre le chemin d'Ateca, il
songe aussi á aller retrouver ses compagnons, puis de nouveau á reprendre le
chemin de son village, et ce n'est qu'alors seulement qu'il se souvient de celle
qu'il aime: «Pero, ¿y Clara?»24 se dit-il. II decide alors d'aller la voir en
secret et il prend résolument la direction de la rué de Válgame Dios. Chemin
faisant, il se trouve devant La Fontana de Oro, et Galdós nous décrit si bien
les hésitations de Lázaro et le triomphe de sa passion politique que nous ne
résistons pas á la tentation de reproduire ce passage: «Era preciso ir» se dit-il,
et Galdón ajoute: «Estos eran sus pensamientos cuando acertó a pasar por
La Fontana. Sintió gran algazara, paróse maquinalmente y tuvo intenciones
de entrar. "No —dijo, dominándose—, no entraré." Y al mismo tiempo dio
un paso hacia la puerta... Retrocedió, volvió a avanzar, se consultó; discutió
mentalmente, y al fin, uniéndose la curiosidad a su instintivo deseo de entrar,
no dudó más y entró»24.
Bozmediano de son cóté avait découvert rapidement cette passion politi
que qui asservissait l'áme de Lázaro et s'en servit comme d'un argument ca
pital pour décider Clara á s'enfuir avec lui: «Clara —lui dit-il—, Lázaro no
hará nada por ti. Su imaginación está embebida en la política. No esperes nada
de él»25.
Eh bien! ce fanatique exalté de la politique, renonce bonnement aux idees
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*-. /
libérales qui lui étaient chéres et pour lesquelles il avait été chassé de PUniversité
et avait goüté de la prison, il renonce méme á l'ambition qu'il avait
de conquerir la gloire dans la capitale et de devenir un personnage célebre,
pour revenir dans son village natal, épouser Clara et vivre de la vie béate des
paysans. Ce dénouement precipité et inattendu, ai-je dit tout au debut, brise
la trajectoire nórmale du caractére de Lázaro.
Aprés cette influence de fond, nous trouvons dans La Fontana de Oro
une influence de forme. Les tres nombreuses, tres minutieuses et tres longues
descriptions des personnes et des lieux, rappellent les descriptions de la
Grand'rue de Saumur, de la maison de Grandet, du Pére Grandet lui-méme,
de sa femme et de sa filie, ainsi que des rares amis qu'il admettait chez lui.
Cette influence de forme peut étre due aussi bien á Balzac qu'au réalisme
en general, mais il était nécessaire de la signaler. Pour nous faire une idee de
cette imitation, nous n'avons qu'á relire, tout au debut d'Eugénie Grandet
et de La Fontana de Oro les descriptions de la me de Saumur qui méne á
la maison de Grandet, et celle de la carrera de San Jerónimo.
La similitude est frappante comme aussi le renchérissement du jeune
néophite qui exagere son modele pour prouver son zéle envers ses nouvelles
croyances. Ce réalisme, attaché a Pobservation minutieuse des détails, n'aura
d'égal dans sa crudité que certaines descriptions de Joris-Karl Huysmans dans
ses oeuvres de jeunesse.
Dans cette vue rapide des ressenblances que Pon peut déceler entre La
Fontana de Oro et Eugénie Grandet, nous avons omis, a dessein, de parler de
tout ce qui est propre a Balzac et á Galdós, de tout ce qui est original et qui
ne doit rien á 1'imitation. Les personnages principaux tels que le Pére Grandet
et Don Elias Orejón, les personnages de troisiéme importance comme les
Cruchots et les Des Grassins; les trois dames de Porreño et Claudio Bozmediano,
n'ont fait Pobjet d'aucune étude de notre part. Parce que les premiers
ont des caracteres différents tres particuliérement étudiés par les romanciers,
et parce que les seconds ne présentent point des éléments communs oü Pon
pourrait rechercher une influence quelconque.
Mais il nous est difficile de terminer cette étude sans faire allusion á
certaines maladresses de style, que nous trouvons avec fréquence dans La
Fontana de Oro, et qui nous obligent, a cause méme de leur fréquence, á les
signaler, sans toutefois en faire grief au jeune Galdós, car il s'en débarrassera
dans la suite á mesure que son art se perfectionnera.
Pour passer d'un épisode a un autre Galdós recourt á des phrases de ce
genre: «Sigamos nuestra narración.» «Cuando tengamos ocasión de penetrar
en la vida privada de ..., sabremos...»26 «Más adelante veremos porque...»27.
«Penetremos ahora en La Fontana»28 «y las (cosas que influyeron en la vida
de Clara) dejamos para el capítulo siguiente, donde las verá el lector, si está
decidido a no dejarnos»29. «Después lo veremos»30. «Dejémosla en su encie
rro para acudir a Lázaro...»31. «Dejémosla y acudamos a las visitas»32. «An-
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tes de dar a conocer ... conviene dar noticias de ...». «Volvamos a nues
tro...»33, etc.
De telles transitions nous rappellent que la main qui les reproduit est
encoré inhabile dans l'art de manier la plume. Et je me demande, au point
de conclure cette étude, si La Fontana de Oro, comme d'ailleurs Eugénie
Grandet, ne gagnerait pas beaucoup si Ton supprimait carrément certains passages
inútiles et si l'on allégait certaines descriptions trop longues.
Nous souscrivons, pour terminer, aux jugements si judicieux de Sainte-
Beuve, qui confesse, malgré son antipathie déclarée pour l'auteur de la Come
die Humaine: «M. de Balzac, en mainte occasion, est et demeure victorieux.
II l'a été principalement dans Eugénie Grandet et il s'en faut de bien peu que
cette charmante histoire ne soit un chef-d'oeuvre» M et de M. Federico Carlos
Sainz de Robles qui écrit dans la note préliminaire de La Fontana de Oro:
Edition Aguilar: «La Fontana de Oro es la primera gran novela española de
la época contemporánea»35.
NOTAS
1 Galdós: Obras completas. Ed. Aguilar, t. IV, p. 1377.
2 Galdós, ouv. cit., t. IV, pp. 1656-1657.
3 Balzac, Eugénie Grandet. Ed. Albín Michel, p. 22.
4 Galdós, ouv. cit., t. IV, p. 38.
s Galdós, ouv. cit., t. IV, p. 29.
6 Balzac, ouv. cit., t. IV, p. 94.
7 Galdós, ouv. cit., p. 29.
8 Balzac, ouv. cit., p. 13.
9 Galdós, ouv. cit., p. 29
10 Galdós, ouv. cit., p. 40.
11 Balzac, ouv. cit., p. 74.
12 Balzac, ouv. cit., pp. 72-73.
13 Balzac, ouv. cit., p. 75.
14 Balzac, ouv. cit., p. 75.
15 Galdós, ouv. cit., p. 40.
16 Galdós, ouv. cit., p. 41.
17 Balzac, ouv. cit., p. 166.
18 Galdós, ouv. cit., p. 41.
19 Balzac, ouv. cit., p. 168.
20 Galdós, ouv. cit., p. 40.
21 Balzac, ouv. cit., p. 173.
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22 Galdós, ouv. cit., p. 41.
23 Balzac, ouv. cit., p. 244.
24 Galdós, ouv. cit., p. 97.
25 Galdós, okí>. cit., p. 120.
26 Galdós, ouv. cit., p. 15.
27 Galdós, ouv. cit., p. 30.
28 Galdós, o«t;. di., p. 18.
29 Galdós, o«ü. «/., p. 39.
30 Galdós, o«y. cit., p. 68.
31 Galdós, ouv. cit., p. 81.
32 Galdós, ouv. cit., p. 87.
33 Galdós, ouv. cit., p. 91.
34 Ste-Beuve, Rít>«e ¿fes Deux Mondes de 15-11-1834
35 Galdós, ouv. cit., t. IV, p. 10.
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